Quattro Volte (critique contemplative) 1

Le Quattro Volte (2010/Frammartino/Italia) website officiel [PDF]
Cannes 2010 - Quinzaine des réalisateurs



PROLOGUE

D'abord des battements étouffés, indistincts, réguliers. Un homme juché sur une butte de terre noire, assomme le monticule à dos de pelle. La terre lugubre remplit le champ. Et puis, au plan suivant, nous voilà à l'intérieur de la meule; l'écran s'est éteint complètement; les coups sont estompés, comme provenant d'outre-tombe. 
Le monde minéral est aveugle et presque sourd. On ne sait pas encore qu'il s'agit d'une charbonnière. La scrutation attentive du pourtour raconte par morceaux une facette insoupçonnée du sujet absent. L'essence du portrait en creux.

Ce film bucolique débute dans les entrailles du sol, analogie maternelle à la matrice terrestre. Une évocation de l'infra-monde semblable à l'ouverture du Cremaster 3 (2002) de Matthew Barney, ou d'Hic! (2002) de Gyorgy Palfi. Dichotomie tellurique du dessous/dessus. Proximité minérale/animale. Mais nous retrouverons ce plan en fin de film, en refermant une boucle de recyclage écologique, pour ainsi dire existentielle, reliant de manière cocasse toute la biosphère par quatre épisodes successifs. La vie et la mort d'un berger. La vie et la mort d'un chevreau. La vie et la mort d'un sapin. La vie et la mort d'une meule de charbon. Avec l'évidence la plus simple du monde.

Le temps géologique, ample et lancinant, aux mouvements presque imperceptibles à échelle de vie humaine, débute Le Quattro Volte avec une sensibilité particulière pour une image ineffable. Ce travail d'abstraction poétique nous plonge au cœur des possibilités du mode narratif dit "contemplatif" : une narration libre défaite des contraintes dramatiques et du mystère psychologique des personnages. Ce présent film servira de parfait exemple pour énoncer les secrets du cinéma contemplatif.

Gros plan animalier

CINEMA MINIMALISTE

Pour reprendre quasi-littéralement la terminologie de Fernand Braudel, nous avons ici un condensé illustratif qui superpose l'histoire presque immobile (celle du charbon-minéral, celle du sapin-végétal), l'histoire lentement agitée (celle du troupeau-animal, celle du village-humain) et l'histoire événementielle (celle des anecdotes de l'humain, des effets comiques, de la fête). Si l'échelle de l'Histoire humaine et géopolitique est d'ordre séculaire, le cinéma contemplatif agence le récit par strates de temporalités sédimentaires, à l'échelle d'une projection de film. Non dans l'optique de l'historien omniscient, mais celle du spectateur de passage. Le mode contemplatif flirte avec l'histoire presque immobile (du paysage) et l'histoire lentement agitée (de l'errance prolongée). L'histoire événementielle, quant à elle, est le moteur principal du mode narratif classique. En revanche, elle devient superflue, marginale ou négligeable dans la structure macro-dramatique épurée du film contemplatif.

Michelangelo Frammartino : "Est-ce que le cinéma peut se libérer du dogme qui dit que le personnage principal doit être un homme? Le Quattro Volte encourage un parcours de libération du regard. Il pousse le spectateur à trouver le lien invisible qui anime la totalité du monde. Le film commence de manière traditionnelle, en se concentrant donc sur l’homme. Puis, il déplace l’attention du spectateur sur ce qui entoure l’humain, et qui ne constitue normalement que le décor du film. L’humain est “enlevé” et relégué à l’arrière plan, et ce qui était au fond passe au premier plan pour faire place au plaisir d’une découverte : les autres règnes – le végétal, l’animal et le minéral – qui ont la même dignité que l’humain. Pour moi, le cinéma est un instrument qui peut, plus que d’autres modes d’expression, mettre en évidence la liaison entre les règnes. Trouver ce lien a été une aventure cinématographique.
Quand je regarde un film, j’ai l’impression que la pellicule fixe quelque chose qui dépasse ce que la caméra enregistre, comme si l’image était une forme d’accès à l'invisible."
Tout est dit. Le réalisateur parle mieux de son cinéma que la presse prescriptrice et ennuyeuse. Le dogme est bien dans l'académisme classique, par définition, et non dans le prétendu "maniérisme" minimaliste (quel paradoxe!). Frammartino emmène le minimalisme narratif très loin, en repoussant dès le deuxième épisode la présence humaine en tout fond de champ. Les hommes sont relégués au rôle de pantins impersonnels qui animent un tableau vivant d'ensemble, mais ne dirigent pas le regard de la caméra. D'ailleurs, hormis quelques rares plans sur le visage du vieux berger, les villageois ne sont qu'entraperçus de loin. Un tel dispositif accentue l'effet sur le spectateur privé de gros plans, lesquels sont réservés aux chèvres du deuxième épisode! Des têtes plein-cadre qui "parlent" aux spectateurs. Et déjà, afin de pallier à l'absence de récit traditionnel, la vue de gros plans appelle une bien vaine lecture anthropomorphique, prêtant aux postures caprines des sentiments humains... Mais ce réflexe conditionné s'évanouit bientôt. L'observation sociologisante glisse vers la contemplation poétique. Les plans de chèvres dédramatisés aidant, il nous convainc de redécouvrir un gros plan sans arrière pensée, sans les schémas préconçus du cinéma classique.

Dans cette situation précise, nous apprenons à voir l'Homme figurant comme un "accessoire" cinématographique  d'arrière plan, et non un support d'histoire. La partie d'un tout, au lieu du poste dominateur et sursignifiant qu'il s'octroie sans faute par automatisme forcené. Saviez-vous que l'art cinématographique, à l'instar des arts plastiques postérieurs à la révolution minimaliste, sait parler à l'imagination sans empathie anthropomorphique, avec des résultats néanmoins remplis d'âme et de cœur? Le véritable porteur du récit, ici, c'est le paysage. Une fois n'est pas coutume. L'environnement qui englobe tous personnages narratifs traditionnels, revêt lui-même l'apparence d'un personnage, inanimé, non traditionnel. Son corps cinématographique est plus vaste, débordant hors-champ, d'une immobilité déconcertante, à peine agité d'un frémissement infime, à jamais insaisissable dans son entier, décomposé en diverses figures inertes aux accents énigmatiques : qui une fenêtre bâilleuse, qui un portail grincheux, qui un toit fumeur, qui un nuage crevé laissant fuir un pinceau de soleil, qui un arbre élancé qui balaie le ciel... Le but n'est point de personnaliser chaque coin de l'écran, mais de redécouvrir comment la figure habituelle du personnage central peut se disperser en une infinité d'accroches visuelles sans hiérarchie cinématographique. Le paysage devient un personnage général tout autant que l'unique concept de protagoniste directeur se dissout dans une forêt de signes subordonnés, en tous points égaux. Les rapports intuitifs du sujet agissant à son écrin agi sont bouleversés.

Lorsque l'humain, ou la figure anthropomorphique, disparaît, le paysage défiguré laisse place à une appropriation du vide par le regard. Les animaux le peuplent, les végétaux ou le végétal, les objets, l'architecture, les véhicules, s'ajoutent pour habiter ce vide de "personnages" et constituent une entité dramatique d'un nouveau genre, avec son échelle topographique et son rythme moins instantané.

Grâce à cette appréhension déshumanisé - non pas inhumaine - de l'écran cinématographique, le spectateur sera par la suite capable de concevoir l'humain dans un paysage (ou une foule de gens) comme un élément de celui-ci, comme un corps cinématographique indifférencié, nébuleux. Cette manière de ramener la contemplation de groupes humains au documentaire animalier, restitue une place noble au paysage. Le détail qui a une importance capitale, est bien évidemment, que l'absence de protagoniste articulateur ne soit jamais remplacé par un narrateur en voix off explicatif ou une musique discursive!

Vous trouverez de luxuriants personnages-paysages, par exemple, dans des films comme Nanook (1922), Finis Terrae (1929), Man of Aran (1934), Les Saisons (1975), La Libertad (2001), Los Muertos (2003), Fantasma (2006), Les Hommes (2005),  Honor de Cavalleria (2006), Our Daily Bread (2005), El Cant dels Ocells (2008), Liverpool (2008), Alamar (2009)...



DOCUMENTATION ETHNOGRAPHIQUE

Néanmoins, cette parabole poétique n'est pas dénuée de remarques ethnographiques que nous pourrions relever ça et là, incluses discrètement par l'auteur. Contrebande de poussière d'église, chemin du Calvaire en costume romain, fête du mât de cocagne, fabrication du charbon de bois...

Il s'apparente par certains côtés à la trilogie de Raymond Depardon : Profils Paysans (2000-2008), qui filma dix ans durant le quotidien de quelques familles paysannes des régions agricoles montagneuses françaises (Lozère, Ardèche, Haute-Loire). Frammartino ne se consacre pas à une étude ethnologique de longue haleine, mais comme Depardon, il filme des proches qu'il connaît bien. Ici, le berger est son propre grand-père, qui jouait déjà dans son premier film Il Dono (2003). Les ultimes témoignages d'un mode de vie ancestral qui s'éteint...

En Italie (Calabre) et en France, ils partagent les mêmes conditions de dénuement extrême dans des régions retirées du monde urbain "civilisé". Le village fortifié de Caulonia est perché au sommet d'un rocher, émergeant solitaire au milieu d'un océan champêtre (la métaphore maritime de Braudel y trouve tout son sens). Seul habitat d'une contrée désertée à perte de vue. Les ruelles sont pentues, exiguës, l'architecture âgée, les rites surannés. En l'absence des actions énervées du mélo caractéristique de la ville industrialisée, tout concorde à en faire un sujet idéal pour la micro mise en scène nonchalante du cinéma contemplatif.

Mais il ne s'agit pas de confiner pour autant ce mode contemplatif aux scènes pastorales ou moyenâgeuses comme dans : Uncle Boonmee (2010); Bal/Miel (2010); Alamar (2009); Himalaya, where the wind dwells (2009); Liverpool (2008); El Cant Dels Ocells (2008); Delta (2007); Los Muertos (2003); Blissfully Yours (2002)... qui donnent des films magnifiques, parfois taxés de passéistes par les adeptes du village électronique global. Il est bon de rappeler que si Facebook a 500 millions d'amis, il reste près de 4 milliards et demi de gens sur Terre qui ne passent pas leur vie sur internet car ils n'y ont tout simplement pas accès. Et il est tout à fait légitime aujourd'hui que le cinéma s'intéresse à cette réalité-là, au revers de la médaille, en contrepoint des autoroutes de la sur-information.

Cependant, il est tout à fait possible de développer une atmosphère propice au regard contemplatif en milieu urbain, au sein de la frénésie technologique propre au nouveau millénaire : Año Bisiesto (2010); Now Showing (2008); Los Bastardos (2008); I Don't Want to Sleep Alone (2006); Still Life (2006); Our Daily Bread (2005); Batalla en el cielo (2005); Nobody Knows (2004)... Ce sont des îlots de quiétude, lentement rythmés, alors que tout autour d'eux s'agite ou s'effondre. Ils opposent un commentaire tout aussi pertinent sur notre époque, avec un point de vue qui ne se sent pas obligé de singer les rythmes syncopés, abrégés du sujet observé.


(autres parties de l'article : 12 - 3 - 4 - 5)

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